AGEN (Lot-et-Garonne) de notre envoyé spécial
Alain Juste ne s'arrête jamais aux stations-service. Le réservoir
de sa Renault 21 Diesel, il ne le remplit qu'avec son propre
carburant, une "belle huile de tournesol première pression à
froid" qui donne une légère odeur de frites à ses gaz
d'échappement. Dans la région d'Agen, une centaine de voitures roule
depuis plusieurs années avec l'huile végétale brute (HVB) de
Valénergol (Valorisation énergétique des oléagineux), la société que
ce maçon écologiste a créée en 1996 avec une vingtaine d'amis pour
" prouver en grandeur nature qu'il est possible de fabriquer
son énergie sans aucune tutelle, gouvernementale ou
économique".
Cinq ans plus tard, l'expérience touche à sa fin. Si la
fabrication et l'utilisation du carburant végétal n'ont posé aucun
problème, Valénergol n'a en revanche pas réussi à s'affranchir de la
tutelle fiscale. Saisi d'une plainte de la direction nationale des
enquêtes douanières, le tribunal de police d'Agen a condamné les
deux gérants de l'entreprise, le 18 octobre, à verser
33 000 francs au Trésor pour avoir vendu à des
automobilistes "au minimum 10 000 litres d'huile de
tournesol" sans payer la taxe intérieure sur les produits
pétroliers (TIPP), dont sont exonérés tous les biocarburants - à la
seule exception des huiles brutes de tournesol, de colza ou de noix
de coco.
Selon Markus Gröber, propriétaire d'une petite huilerie
artisanale près d'Agen, qui alimente trois tracteurs en carburant,
"l'huile qu'on produit pour les moteurs n'a qu'un seul
défaut : elle est beaucoup trop simple à faire". "Les douanes
ne veulent pas en entendre parler", poursuit Etienne Poitrat,
responsable des biocarburants à l'Agence de l'environnement et de la
maîtrise de l'énergie (Ademe). Pour l'Etat, qui perçoit chaque année
160 milliards de francs au titre de la TIPP, le risque
d'évasion fiscale est pris d'autant plus au sérieux que la
production de ce carburant est incontrôlable et son procédé de
fabrication à la portée de tous. Il suffit pour cela d'une petite
presse de 30 000 francs, d'une ou deux cuves en plastique
et de quelques centaines de filtres à café, s'émerveille
M. Juste, qui a bricolé une batterie d'entonnoirs pour
supprimer les impuretés de ce liquide visqueux vendu 4 francs
le litre.
Le faible coût du pétrole (hors taxe) et la vigilance des douanes
n'expliquent pas à eux seuls le développement embryonnaire de cette
source d'énergie renouvelable, bien connue des motoristes depuis
plus d'un siècle.
Si plus d'une centaine
d'automobilistes l'utilisent chaque jour clandestinement en France,
seule une dizaine d'expérimentations légales ont été menées à ce
jour sur des machines agricoles. C'est qu'il faut bien du courage ou
de l'inconscience pour utiliser cette huile condamnée
scientifiquement, dès 1993, dans un rapport controversé remis au
premier ministre. Rédigé par Raymond Levy, ancien PDG de Renault et
ex-numéro deux d'Elf, le document expliquait en trois lignes comment
l'utilisation directe de l'huile "encrasse les cylindres" des
moteurs dont elle "détériore la qualité des lubrifiants". Un
an plus tôt, un jeune docteur de l'université de Poitiers, Gilles
Vaïtilingom, avait pourtant consacré sa thèse aux applications d'une
huile pouvant être utilisée sans aucun problème dans tous les
moteurs Diesel à injection indirecte. Le chercheur n'a jamais été
consulté.
Le rapport Levy répondait à une commande bien précise :
celle d'"accroître la compétitivité de la filière diester",
fabriqué à partir de colza, par rapport au gazole pour fournir
un nouveau débouché industriel aux producteurs d'oléagineux.
Désemparés par la réforme de la politique agricole commune qui les
obligeait à geler 10 % de leurs terres, ceux-ci se voyaient
offrir, avec le diester, un débouché inespéré pour la culture de
leurs jachères, autorisée à des fins énergétiques. Toutes les
coopératives agricoles et les petits négociants sont alors entrés au
capital de Sofiprotéol, l'organisme financier de la filière
oléagineuse, qui a investi des centaines de millions de francs dans
la construction de trois usines chimiques d'estérification. "La
filière a été bien verrouillée par les professionnels du métier",
résume Jean-Marie Charles, au secrétariat d'Etat à l'industrie.
"Les producteurs ne maîtrisent plus rien, ajoute
M. Gröber, également producteur de tournesol biologique.
Toute l'huile part dans une seule usine à laquelle nous sommes
obligés de vendre."
DES ÉTUDES DÉFAVORABLES
Un dernier acteur devait enfin contribuer à ce que la production
d'huile végétale ne serve qu'à l'alimentation. L'Ademe, où tous les
grands énergéticiens français (TotalFinaElf, EDF, GDF, Rhône
Poulenc, etc.) sont représentés au conseil d'administration, et qui
fournit à elle seule l'ensemble des expertises aux pouvoirs publics
sur les énergies renouvelables, n'a jamais caché ses doutes sur les
qualités "peu fiables" des huiles végétales. "Pour
bénéficier du soutien de l'Ademe, il fallait qu'on s'engage à
acheter à 8 francs le litre des huiles aux industriels et
partenaires de Sofiprotéol, soit le triple du prix auquel nous
pouvions la fabriquer nous-mêmes", se souvient Jean-Loup
Lesueur, président de l'association Agriculture et énergies vertes,
l'un des tout premiers automobilistes français à rouler au
tournesol.
Présenté aux experts de l'Ademe, en 1998, dans le cadre d'un
concours national sur la production de biocarburants, le projet de
Valénergol n'a pas eu la chance d'être retenu, officiellement au
motif qu'il était trop ambitieux. Mais pour M. Poitrat,
"c'est le ministère des finances qui s'est opposé à son
financement".
Confrontés au monopole des industriels, aux verrous techniques,
aux études défavorables, à l'exonération de TIPP réservée à la seule
filière ester, les artisans de l'huile végétale brute n'ont
rapidement plus eu d'autres choix que de poursuivre seuls et sans
aides publiques, parfois dans l'illégalité, leurs expériences sur la
carburation. D'autres organismes, comme le conseil régional de
Midi-Pyrénées, ont jugé le procédé suffisamment prometteur pour
accepter, contre l'avis de M. Poitrat à l'Ademe, de financer
leur projet en payant la TIPP sur chaque litre de carburant végétal
consommé par les tracteurs. Commencée en novembre 1999,
l'expérience est en cours.
Alexandre Garcia